Poésie : Le grand où je suis étranger

 

Epreuve du miroir

Tant d’objets inconnus qui gisent sous la terre,
entiers ou en fragments sous la douce épaisseur,
attendent-ils la griffe de bêtes sauvages
ou d’hommes pour revoir la lumière du jour ?

S’ils espèrent la main, vision réparatrice
sachant recomposer par voie de déduction
l’unité de leur monde relevant d’un rêve,
rendue évidente à eux-mêmes, pour nous tous ,

qui saurait dire si l’état où les rencontre
la science de l’archéologue surpris
est celui de la vie qui résiste et bataille
ou de la mort qui prive d’un redevenir ?

Sommes-t-ils et sont-nous d’une essence pareille
à tout ce qui évoque l’éclat, le débris,
en voie d’effritement et de déliquescence,
enfouis dans le mystère d’une profondeur ?

 

Froid

La gelée blanche ne disparaît plus dans la journée,

on ne peut distinguer la crête et la base des mottes ;

sur les hautes herbes le givre persiste déjà

avant que ne s’en argentent les feuilles des arbustes.

A la première douceur c’est la neige qui viendra

recouvrir la campagne d’une grâce virginale,

redonner au paysage son premier petit jour

où auront disparu toutes traces de salissures.

Un flot de paroles dites devant pareil tableau

abîmerait la pureté du froid qui y préside,

nous serions nous-mêmes toujours nettement sous zéro

à l’épaisse buée près qui sortirait de nos bouches.

L’herbe est jaune près des murs aux endroits mieux exposés ;

les champs de  jeune colza passent l’hiver sans dommage.

A faire corps ici avec l’air de tous mes poumons

j’ai au cœur mes amis privés ailleurs de cette chance.

Qu’est-ce qui existe hormis ce que l’on peut partager ?

Toute main tendue ne peut-elle être trouvée suspecte ?

On pense bonté mais on est pris en mauvaise part,

comme si ne suffisait pas la difficulté d’être.

 

Aussi

Tu trouves sur la chaussée ta merlette familière
qu’une auto aura empêché de rejoindre son nid
parmi les leylandis qui à la maison font bordure.
On l’avait vue voler quelquefois étonnamment bas,
surprise s’amusant à sautiller sur le bitume,
doux volatile sans peur, qui tutoyait le danger.

Dans l’herbe peu foulée, sur le bas-côté de la route
tu as posé le pied sur un colimaçon, gros gris,
et cherches complaisamment à te trouver des excuses,
(quelqu’un venait devant, la chienne tirait sur sa laisse,
le début de la tombée du soir déclinait le jour)
compassion fraternelle pour tout l’ordre du vivant.

La mésange visiteuse de son cri interpelle,
s’efforce de croire qu’il n’est en nous rien de cruel
qui eût choisi la toute-puissance de la gâchette
dans le jour partagé, l’existentielle vibration ;
le contenu de son chant, d’irrémédiable confiance,
résonne loin sous la brume de notre surdité.

L’auxiliaire que tu vois sortir luisant de cette terre,
dans l’herbe dont le dessous seul lui était familier,
non extirpé tout à fait du trou qui lui sert de trappe,
est-il en train de satisfaire sa curiosité,
ou de n’en pouvoir mais d’un monde pour lui impossible,
tracé pour lui selon tous, où rien ne lui correspond ?

Passereaux, escargot, lombric, ont-ils quelque aptitude
à la pensée dans leur très hypothétique cerveau,
des représentations de leur vie y entreraient elles,
sommairement, embryonnairement, confusément,
sans rapport avec l’esprit humain, à ce point immense
qu’elles y soient de l’ordre de l’infiniment petit ?...

Le vaste est pourtant dans l’infime, autant que l’inverse,
ce dernier l’englobant et contenant pareillement,
dans nos dilemmes entre moitié plein et moitié vide
je ne sais guère autre chose de sûr que l’à peu près,
nous n’avons le bien-fondé que de nos incertitudes
et ce que l’on voit souvent à l’endroit est à l’envers.

 

Hantise

Une allée fraîche fleure bon l’ombre et le résineux,
sous pareille canicule c’est si appréciable,
l’impasse tranquille ne me conduisant qu’en mes songes,
vaisseau qui perd son temps et nigaude dans les charmilles ;
il semblerait praticable de s’y laisser aller,
sortir de ses contours ainsi que le pain dans la sauce
lorsque, heureux invité à la table familiale
je gorgeais mes papilles de profane dilection
or il m’est délicat de voir ici un lieu de vie
malgré la brise presque marine, tout est figé
et contribue au poids de la chape posée sur nous.
Je croise une passante sans visage qui s’éloigne,
elle n’atteste mon existence d’aucun regard ;
pourtant, me sentant déjà poussière, je veux la suivre  
jusqu’aux cimes des cyprès s’abstenant de vaciller.

 

Au taureau 9954 (n° de boucle)

Montagne de sensibilité et non poids de viande,

colosse calme voué à couler des jours heureux,

de toute l’invraisemblable douceur herculéenne

affleurant dans tes gestes, ton regard et ta lenteur,

tu rends évident à tous le peu à quoi tu aspires,

si juste nous te laissions le transmettre jusqu’au bout :

faire corps avec le jour qui donne sa transparence

à l’entière communauté du vivant, à nous tous.

Besoin d’aucune course éperdue pour vivre l’intense,

de nulle précipitation pour oublier Chronos ;

le bonheur est pour toi une chose infiniment simple,

tu sais en limiter l’aire dans l’espace et le temps.

Source de nos malheurs est d’en désirer davantage,

nous vouloir au-dessus de la nature, de ses lois ;

je crois cette dernière humaine, car elle est leçon

à nous donnée à la fin de nous aider à survivre,

à ne guère nous éloigner d’elle et la respecter

pour une venue sur terre en tous points harmonieuse.

La voie royale où des frénétiques se précipitent,

ainsi considérée sans raison, est-elle un chemin ?

 

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